Si le tatoueur n'est pas l'artiste, qui c'est ?

Si le tatoueur n'est pas l'artiste,

qui est l'artiste ?




artiste tatoueur olivier poinsignon

Je pose une question qui me semble évidente depuis des années

mais travailler sur "les 5 tatouages les plus importants" de l'histoire 

m'a replongé dans ce paradoxe que je vais approfondir avec vous.



Le premier point délicat de cette question c'est tout d'abord de savoir ce qu'est un Artiste.
Pour beaucoup le statut d'artiste est officialisé quand une personne vit de son art
(et là on fait un "gap" en supposant que l'on est tous d'accord sur la notion de "qu'est ce que l'art" ).
Le dicophilo  m'a également donné un coup de main en me rappelant que le statut d'artiste
est souvent attribué aux personnes dont la production est pluridisciplinaire.
Par exemple, Michel Gondry est reconnu comme un artiste car il est
réalisateur, photographe, peintre, musicien ... Il a une vision et une proposition étendue de "l'Art".
A l'inverse, Michael Bay est considéré comme réalisateur avant d'être artiste
(et c'est déjà beaucoup quand on voit tout ce qu'il fait péter dans les films qu'il réalise). 



Mais il n'est pas rare d'entendre Monsieur et Madame parler de leur tatoueur comme d'un artiste.
Il en découle là une notion de valorisation égocentrique de la personne qui intervient sur notre corps.
Le mot artiste ou plutôt le titre d'artiste bénéficie d'une hype que l’artisan peut se mettre sur l'oreille.
Sachant qu'aujourd'hui monsieur Instagram XX reproduit inutilement les portraits de célébrités
sur des têtes d'épingles - je suis certain que ça existe - juste parce que c'est compliqué et
que personne ne l'a fait. XX sera reconnu comme un artiste plutôt que comme le témoignage de
l'absurdité de ce que nous sommes prêts à faire pour attirer l'attention ou au mieux chasser l'ennui
dans notre monde de divertissement. Au contraire, un maître artisan du bois passera beaucoup plus
inaperçu car la rigueur et la fonction de sa pratique ne l’amèneront pas dans des contrés
déraisonnables où l'obsession de la fame brille tel le gyrophare de Fred-pizza qui te fait louper ta
trajectoire  au dernier feu tricolore. 

Voici donc la fin de mon introduction ... Mon corps va aller plus vite car sinon je ne vais pas réussir à
me contredire correctement. Le tatoueur n'est pas nécessairement artiste mais il peut être le faiseur
d'une oeuvre d'art s’il accepte de concrétiser la commande d'un artiste à la manière de
Wafaa Bilal ou Wim Delvoye.  Dans ce cas de figure, selon votre sensibilité, votre collection et votre
projet de corps, c'est potentiellement vous l'artiste car c'est vous qui gérez le grand projet de tatouage
qui va durer toute votre vie. Et ce, que ça soit en passant par Filip Leu, par Rit Kit ou par le cousin de
votre belle-sœur !


Demander à "un artiste" d’écrire le prénom de votre enfant "

comme il a envie" ne donnera pas naissance à une oeuvre d'art.


La définition moderne de l'artiste évoque une personne qui produit une vision à travers un ou des médiums et ce indépendamment d'une quelconque commande. La technique employée devient alors tributaire de la vision de l'artiste. Cette vision intègre souvent un travail de série ou fait alors partie d'une transversale témoignant de l’intérêt et parfois de la légitimité de l'artiste qui se prononce.

Demander à "un artiste" d’écrire le prénom de votre enfant "comme il a envie" ne donnera pas naissance à une oeuvre d'art. Il ne faut pas se mentir : vous trouverez le prénom joli surtout parce que ça parle de votre enfant. Objectivement, la personne que vous croisez dans la rue, elle se prend au mieux une belle typographie en pleine tête et au pire un prénom qui ne lui évoque rien en pleine face. Mais à aucun moment elle ne va se dire, "Whaou, ça c'est le travail d'un artiste" et le pire c'est qu'elle ne dira même pas : " d'ailleurs ça me rappelle presque le gars qui fait des portraits de star sur des têtes d'épingles...".


Si vous utilisez le tatouage pour vous embellir, si vous utilisez le tatouage pour parler de votre vie et uniquement vous regarder dans la glace comme j'ai pu entendre cette phrase "je ne le fais que pour moi", votre tatouage peut être considéré comme de l'art uniquement pour vous. Si en fait vous ne parlez que de vous et de votre famille pour vos proches, disons que c'est de l'art à l’échelle de votre famille. C'est en cela que je veux encourager les gens à coder leurs tatouages. Si l'on se fout du dialogue avec les autres autant aller plus loin et ne même pas leur donner l’occasion de pouvoir lire frontalement l'objet de notre tatouage sous une forme banale et beaucoup trop vue. Brouiller les pistes du symbolisme sèmera le doute sur la qualité plastique et vos motivations, mais si le dialogue avec le corps est ouvert vous aurez l'aura d'une "oeuvre d'art" dont on ne saisit pas toujours le contenu mais dont l'intention nourrit le regard de l'autre. Les faits personnels concrets, frontaux, trop précis ne nous lient pas, en revanche les émotions et leur énergie difforme sont des portes sur l'empathie des plus averties et des plus sensibles.

Et je sais que si je prône cette recherche et différence c'est aussi parce que j'ai conscience qu'elle ne deviendra jamais un canon ou un courant majeur. Et si jamais elle le devenait, il faudrait trouver la surenchère.

Si vous deviez vous faire tatouer par Salvador Dali qui est incontestablement reconnu comme un artiste, pensez-vous pouvoir lui demander quelque chose qui vous concerne pour créer ? Ou alors pensez-vous pouvoir faire un voyage plus profond en le laissant envelopper votre corps de sa vision à lui ? Mais cela au risque que le résultat ne vous plaise pas ? 
D'un autre côté, l'origine de l'art se fond dans l'artisanat, l'art religieux qui dispose d'un lourd patrimoine artistique fonctionnait avec des artistes/artisans dont la seule préoccupation était de se mettre au service de la représentation du Divin sans jamais se soucier de mettre en avant un propos personnel, ou mieux - ou pire - une personnalité. On remonte à la préhistoire pour se poser la question de leurs motivations ?

Cette question m'énerve en fait ... On vient chercher l'image du statut sans en accepter la composition qui est l'origine même de la "création".



Est-ce que je fais de l'art ? Des fois je crois oui mais plus souvent non. Est-ce que c'est important ? Je ne sais pas. Pourquoi j'en parle ? Parce que c'est important pour moi de partager ces questions afin de savoir où je mets les pieds. J'ai besoin de désacraliser cette fausse relation valorisante du statut d'artiste que beaucoup utilisent comme un mot bonus permettant de combler une paresse. 



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2019